Dictionnaire Terrence Malick by Damien Ziegler

Auteur:Damien Ziegler [Ziegler, Damien]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: LettMotif
Publié: 2019-04-20T22:00:00+00:00

Moby Dick

L’alligator qui introduit La Ligne rouge, loin de relever d’une illustration anecdotique de la jungle, permet à Malick de remettre sur le métier la figure sans âge du prédateur mythique dépeinte par Herman Melville.

Le prologue du film, avec la gueule de l’alligator disparaissant lentement dans la vase après avoir surgi d’un écran noir, et la jungle à la végétation étouffante qui laisse filtrer les rayons du soleil, mérite d’être superposé aux propos du capitaine Achab s’adressant à Starbuck, son second :« Tous les objets visibles, comprends-le, ne sont que le carton bouilli d’un masque. Mais dans chaque événement… l’acte vivant, le fait indubitable… là-dessous il y a quelque chose d’inconnu, mais de profond, de vrai, dont les traits se devinent derrière le masque absurde et dénué de raison. Si tu veux frapper, tu frappes à travers le masque ! Comment le prisonnier pourrait-il s’évader sans passer les murailles ? Pour moi, le Cachalot blanc, c’est cette muraille qui me tient prisonnier, de tout près. Parfois, je me figure qu’il n’y a rien par-delà. Mais suffit ! Elle m’insulte, elle m’oppresse, elle me torture ! Je la vois comme une force mauvaise et tendue, bandée d’une méchanceté inviolable. C’est ça, c’est cette chose impénétrable que je hais… Que le cachalot blanc soit seulement l’instrument ou qu’il soit le principal de la chose, c’est sur lui que je veux assouvir cette haine. Ne viens pas me parler de blasphème, fiston ! Je frapperais le soleil s’il m’insultait. Car si le soleil l’a pu faire, alors je peux lui rendre la pareille, parce qu’il y a une sorte de fair-play dans tout ça, et la jalousie est par-dessus toutes les créatures. Mais ce n’est pas ce jeu que je joue, ce n’est pas même ce fair-play dont je suis l’esclave, cette jalousie qui est mon maître. Qui est donc au-dessus de moi ? La vérité est sans frontière… »

Achab ne supporte pas d’avoir face à lui une nature qui se dérobe (« carton bouilli d’un masque »), et correspond à l’homme moderne technique qui veut défaire la nature en déchirant ce masque. Moby Dick propose une relation entre l’homme et la nature fondée sur le modèle du paysage opaque dans lequel l’incommunicabilité est le maître mot. La Ligne rouge remet sur le métier la figure de l’animal mythique, masque impénétrable de la nature : l’alligator, animal aussi formidable que le cachalot puisqu’appartenant à une espèce qui s’est montrée capable de survivre à travers les millénaires (depuis le Mésozoïque), est filmé dans la seule action consistant à se cacher.

La jungle grouillante éclairée par les puissantes vibrations de la lumière du soleil, dont la dangerosité étouffante est égale à celle de l’alligator, constitue le masque visible arboré par la nature pour dire l’invisible de celle-ci. Elle constitue la réponse à la longue tirade d’Achab sur le masque bouilli de la nature. Achab lui-même possède la clé lorsqu’il dit au cours de cette tirade :« Pour moi, le Cachalot blanc, c’est cette muraille qui me tient prisonnier, de tout près.

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